— Votre livre est d’un format agréable, John.
— Merci pour le compliment, Bernard. J’espère que le fond ne vous a pas trop indisposé.
— Quelle est la finalité de l’école ?
— Former des citoyens responsables et émancipés ?
Bernard Delvaux, dont je viens de finir le livre, semble inquiet. Il me répond :
— Dans « Sauver l’école ? », il n’y a pas de finalité. C’est non dit. Cela me gêne. Notre société ne peut pas être une somme d’individus. Où est le collectif ?
— Les individus responsabilisés et autonomes interagissent de plus en plus. Il suffit de voir les réseaux sociaux.
— Quand une personne met ses photos de sa voiture ou de ses vacances dans un lieu exotique sur Instagram, il veut afficher sa réussite sociale. Cela crée de la frustration chez les autres.
Il a raison. C’est dans un mea-culpa confondant, que je dois reconnaître une lacune de « Sauver l’école ? ». En bon informaticien s’intéressant à la mécanique, j’ai décortiqué les rouages pour décrire le changement de paradigme qui permettrait à une école de se remettre en phase avec le XXIe siècle, pour fonctionner de manière fluide et logique. Mais est-ce cela le but ? Avoir une école plus efficace pour tous ? Plus efficace pour quoi faire ? C’est chargé de cette ignorance que je déjeune avec le sociologue qui me donne à réfléchir.
Je trouverais tragique et plat que nous nous comportions tous comme des fourmis, sans différence, sans aspiration individuelle, sans âme. Mais que visent mes propres adolescents lorsqu’ils refusent catégoriquement de porter l’un ou l’autre vêtement pourtant correct mais pas assez onéreux ?
Cela me rappelle une étude américaine qui demandait à des universitaires si, pour leur premier emploi, ils préféraient gagner 120, mais que tous leurs camarades de classe gagnent 150, ou bien gagner 100 et que tous leurs camarades gagnent 80. Est-ce surprenant que la grande majorité préfère gagner moins, tant que c’est plus que le voisin ? L’humain n’est-il pas câblé pour la compétition, de manière si performante, qu’il pourrait bien être victime de son succès en détruisant sa planète, comme l’a bien décrit notre généticien et prix Nobel Christian Deduve. L’éducation peut-elle faire se comporter les humains louveteaux en agneaux ?
Mon invité exprime cela avec d’autres mots :
— On évalue les enfants selon leur performance. Puis on dit aux gens d’être performant pour avoir du pouvoir, de l’argent. Cela mène à écarts salariaux abyssaux et injustifiables.
Même si je n’étais qu’un scientifique performant sans âme qui surconsomme au supermarché et qui a réussi à devenir un sale patron avant de tout revendre dans un élan calculateur, je dois admettre qu’au fond de mon cœur, je suis d’accord avec ce qu’il dit. À une condition. Pas de rabaissement. Pas de nivellement par le bas. Qu’en pense mon invité ?
— Je suis quelqu’un d’exigeant et souhaite aussi que les élèves aillent « au maximum de leur potentialité » – gloups.
Quand il me dit cela, je le vois presque avaler de travers. Il précise :
— Mais la « potentialité » ne doit pas être que scolaire et doit être compatible avec le vivre ensemble. Cette manière de vivre ensemble est-elle démocratique ou hiérarchique ? Collaborative ou compétitive ? L’école actuelle promeut plutôt l’égoïsme.
— Je suis d’accord avec tout cela. Mais alors en quoi nos visions sont-elles différentes ?
Cela n’a pas été facile, mais au bout de deux heures et demie d’un échange intense, je crois avoir compris. Je suis convaincu que nous sommes d’accord sur ce à quoi ressemble notre école idéale, le but à atteindre. Par contre nous ne le sommes pas du tout sur le chemin.
Pour simplifier, sa vision est que le monde se dirige naturellement vers des inégalités. Si on laisse faire, les puissants écrasent les autres. Donc, si l’État n’intervient pas vigoureusement pour « uniformiser », alors les inégalités s’accroissent.
Ma vision est que notre civilisation mute vers plus d’équilibre, de responsabilisation et moins de hiérarchie. Pour l’aider, l’innovation viendra de manière disparate et variée. C’est ce qu’il appelle « la dispersion à tous vents ». Contrairement à lui, je pense que cette diversité désordonnée est une étape nécessaire avant un nouvel équilibre, avant l’école du 21e siècle. Il faut juste encourager.
Il est dans la régulation, la circulaire. Je suis dans la liberté, l’autonomie. Sommes-nous « Staline » et « Wall Street » dont le monde se serait bien passé ? Bah, peu importe qu’il prenne un autre chemin, nous nous retrouverons au port, dans cette toute autre école !