Dans l’article précédant, nous avons introduit le concept de “désynchroniser une classe”. Est-ce une pédagogie, comme Freinet ou Decroly ?
Non. Ce n’est qu’un concept systémique d’organisation. On peut, certes, désynchroniser en faisant du Freinet (tout comme on peut parfois faire du Freinet sans désynchroniser). A l’opposé, on peut aussi désynchroniser avec la méthode traditionnelle la plus injonctive. Prenons un exemple de chaque.
A. Le journal
Un groupe d’élèves se met collectivement en projet de réaliser un journal, dans un pur style Freinet. Un petit de 5 ans balaie la classe, deux fillettes de 10 ans discutent l’éditoral, un garçon de 8 ans interview un commerçant avec son smartphone, un pré-adolescent teste un nouveau logiciel d’édition sur le cloud et un primo-arrivant s’exerce à l’alphabet latin en dactylogrphiant un article manuscrit rédigé par un condisciple. Chacun travaille sur un point différent du programme, on n’attend pas d’eux qu’ils apprennent la même chose le même jour et ces différences sont utilisées comme une force plutôt qu’une difficulté à combattre.
B. Les cabines
Dans un tout autre style, des élèves de 14 ans sont alignés dans des petites cabines où ils sont chacun rivé à un ordinateur, casque sur les oreilles. C’est le cours de maths où l’un effectue inlassablement les exercices du chapitre 3, tandis qu’un autre découvre le chapitre 12 par vidéo didactique interposée.
Sans porter de jugement de valeur, ces deux situations désynchronisées opèrent des modes pédagogiques presque opposés. Un même enseignant pourrait décider de mettre la moitié de sa classe dans le mode du premier exemple journalistique, en même temps que l’autre moitié apprend dans les cabines du second exemple. Le professeur décide selon ses propres forces, la culture de l’école et les besoins variables dans le temps de ses élèves.
Ces deux exemples partagent des caractéristiques remarquables.
1. Ils permettent d’ouvrir l’espace et le temps, de décloisonner.
Ce changement de rapport au temps permet un décloisonnement maximal. Par exemple, 3 élèves peuvent disparaître de leur classe durant 2 heures, 2 jours ou 2 semaines sans rater une miette de leur programme: ils reprendront à leur retour là où ils l’avaient quitté. Ce type de mobilité facilite mille innovations pédagogiques. Que vont-ils faire durant leur absence? Monter un spectacle? Enseigner à des plus jeunes? Participer à la création d’un parlement d’élèves? Réaliser une émisson radio ? Travailler avec une logopède ? Préparer un concours national scolaire ? Chaque école trouvera ses réponses.
Notons au passage que ce nouvel espace ne sera investi d’innovations pédagogiques que si les enseignants se sentent en confiance avec leurs collègues et soutenus par la direction. L’aspect systémique de désynchronisation doit être accompagné d’un travail sur l’humain pour l’équipe éducative.
2. Ils tablent sur l’autonomie collective des élèves.
La désynchronisation exige une autonomie collective des élèves car il est impossible pour un enseignant de donner 25 cours particuliers simultanément.
Le scénario du journal coincera si une majorité d’élèves n’a pas l’expérience d’une édition précédente. L’enseignant va alors courir d’un élève à l’autre pour lui expliquer sa tâche. Ce scénario pédagogique est d’autant plus réaliste que ces élèves sont dans une certaine routine et donc qu’ils rejoignent ce groupe au compte goutte, le temps que les nouveaux gagnent en expérience. Même si le petit de 5 ans n’a jamais balayé et le fait n’importe comment, nombreux sont les autres élèves plus âgés dans le groupe qui peuvent facilement le guider et l’aider à structurer sa tâche avec bienveillance, sans la faire à sa place. On ne demande pas au bout’chou d’être autonome seul sur cette tâche. Mais le groupe d’élèves est collectivement autonome. Peut-être le pré-adolescent est-il bloqué dans sa recherche d’un nouveau logiciel et a besoin d’assistance. Il n’est même pas certain que l’enseignant soit techniquement compétant sur ce problème. Il l’aidera peut-être à mieux chercher de l’aide. Y aurait-il un autre enseignant dans l’école qui puiise l’aider ? Y aurait-il un adulte ressource plus spécialisé hors de l’école qui puisse le dépanner via Internet ?
Dans le second exemple, un élève bute-t-il sur le chapitre 5? Les vidéos ne lui permettent pas de comprendre. Ou tout simplement, il en a marre d’être seul dans sa cabine. Un autre élève peut-il lui aussi sortir de sa solitude pour l’aider sur le chapitre 5 ? Peut-être qu’après les explications successives de 3 autres élèves, la compréhension ne vient toujours pas et l’enseignant décide d’expliquer lui-même dans un mini-cours particulier non pas le soir, non pas à la récré, mais pendant que le reste du groupe travaille en autonomie collective.
3. L’enseignant est en retrait, dans une posture coach.
Cette autonomie collective est permise par un enseignant en retrait. A l’opposé, un enseignant qui serait dans le contrôle se rendrait indispensable, exigerait que l’on attende ses instructions, parlerait beaucoup pour occuper l’espace, poserait des questions fermées, éviterait de sortir du cadre de sa matière, préparerait un scénario de leçon très précis, etc. Certains prescrits anachroniques de l’administration peuvent expliquer cette posture. Plus profondément, ce besoin de contrôle chez certains enseignants peut provenir d’une peur légitime. En effet, s’il donnaient un objectif clair d’apprentissage, puis disaient aux élèves “débrouillez-vous pour l’atteindre, vous avez carte blanche, internet est votre ami”, il leur serait impossible de prévoir ce qui va se passer. Cette incertitude inclut le risque que la classe parte en vrille et n’apprenne rien.
Adopter une posture coach, en retrait est une compétence qui s’acquiert, qui s’exerce progressivement. Plus on l’entraîne, mieux on évite les dérives et mieux on accepte de perdre le contrôle. Comment pourrait-on plus finement définir cette posture coach ? Quel est le travail, le métier d’un tel enseignant ?