Dans les deux premières parties, nous avons défini la désynchronisation liée au degré d’autonomie collectif de la classe et à la posture “coach” de l’enseignant.
Quelle est l’activité, le métier d’un enseignant quand il se met dans une posture coach ?
Une manière extrême de le voir est qu’il n’enseigne pas, contrairement à un enseignant qui serait dans une posture magistrale plus contrôlante. S’il n’enseigne pas, que fait-il alors ?
Faisons un parallèle avec les adultes. Au XXe siècle, on s’est régulièrement posé la question de “comment motiver les ouvriers ?”. A force d’essayer d’y répondre, on s’est rendu compte que la question n’était pas pertinente. Des organisation plus modernes, plus souples, moins hiérarchiques se posent plutôt la question “comment créer un environnement où les ouvriers s’auto-motivent ?” En effet, peut-on motiver quelqu’un ? Un bon comédien peut intéresser, émouvoir un spectateur. Alors il peut sembler logique qu’un enseignant devrait pouvoir intéresser, motiver un public d’élèves et que s’il n’y parvient pas, c’est lié à la qualité de sa représentation. Peut-on apprendre à un élève ? Ou peut-on surtout aider l’élève à apprendre, l’action d’apprendre étant exercée par l’élève ?
Créer un environnement où les élèves s’auto-motivent et auto-apprennent ne correspond pas à la caricature de l’enseignant du XXe. Certains vont jusqu’à dire que c’est un autre métier. Je vois plutôt cela comme un ajout de compétences. En effet, les capacités d’accueil, de gestion de classe, de réthorique, de didactique, de création, la maîtrise du programme, toutes ces compétences exercées quotidiennement par l’enseignement du XXe siècle, lui seront indispensables dans ce mode désynchronisé où il devient “architecte de classe”, créateur d’environnement où les élèves s’auto-motivent et avancent chacun à leur vitesse dans l’entraide, dans l’autonomie collective.
La saine obsession d’un enseignant architecte de classe est de se rendre dispensable. Il pousse sa classe vers l’autonomie. Cela peut aller jusqu’à confier à certains élèves la rédaction de fragments de cours et de tests formatifs. Dans une caricature extrême et inatteignable, il supervise une centaine d’élèves qui apprennent très efficacement avec bonheur, laissant leur enseignant sombrer dans un ennui profond. C’est à l’opposé de la croyance populaire que différentier signifie “donner un cours particulier à chaque élève” et que cela ne marche donc qu’avec de petites classes de 6 élèves trop coûteuses pour nos finances publiques. On déclare alors que c’est impossible avant d’avoir vraiment essayé. Bien au contraire du cours particulier, l’enseignant qui différentie se pose constamment la question “un élève pourrait-il le faire à ma place ?”. Cela peut commencer simplement, comme le classique:
— Madame, ça veut dire quoi blanchisseur ?
— Cherche au dictionnaire…
— Madame, pourquoi vous avez mis faux sur mon interro pour “Nous avons mangés” ?
— Demande à ton Bescherelle…
Un niveau supérieur d’autonomisation serait de renvoyer à un autre élève où à Internet. Dans l’exemple précédant, l’élève trouve dans le Bécherelle qu’il n’y a pas de “s” au participe passé mais revient vers l’enseignant en demandant pourquoi. L’enseignant a le choix comme par exemple:
- expliquer, peut-être en interrompant la classe pour que tous écoutent,
- sans dire un mot, pointer son doigt vers le panneau mural qui explique la règle,
- indiquer le numéro de page où se trouve l’explication dans le manuel scolaire,
- proposer que l’élève cherche “accord du participe passé” sur Internet,
- demander de trouver un élève qui a compris, se le faire expliquer, puis revenir chez l’enseignant avec l’explication,
- demander de trouver un élève qui peut, non pas lui expliquer, mais lui montrer comment trouver l’explication dans le manuel scolaire ou sur Internet.
Certains de ces choix font plus ou moins travailler l’enseignant. Un architecte de classe fait généralement le choix où il est le moins actif, poussant sa classe vers plus autonomie. Une autre force peut le pousser à faire un choix inverse, moins autonomisant: l’efficacité immédiate de la classe.
Comme tout enseignant, un architecte de classe a le souci que ces élèves apprennent sans perdre de temps. Ils ont un porgramme a voir. Il veut que chacun puisse se dépasser et apprenne à apprécier l’effort qui mène au progrès personnel et collectif. Certaines réponses de la liste ci-dessus peuvent perdre un élève ou un groupe d’élève qui ne serait pas assez autonome. L’enseignant n’est pas seul à cheminer d’une posture à l’autre. Lorsqu’il passe progressivement du contrôle au retrait, à la posture coach, ses élèves passent de la réception de consignes ou de matières à la faculté de se mettre en mouvement pour prendre, pour s’entreprendre. Emanciper un bataillon d’ouvriers pour en faire un collectif d’entrepreneurs, tient plus du réjouissant chemin que de la téléportation instantanée.
Il n’y a donc pas de bonne réponse à la liste-ci dessus pour aider à apprendre pourquoi le participe passé de “nous avons mangé” ne prend pas de “s”. Cela dépend de la maturité de l’enseignant et de la classe sur le chemin de l’autonomisation collective.
Naturellement, ce degré d’autonomisation est lié au degré de désynchronisation. Cela pourrait être suicidaire pour un enseignant de désynchroniser du jour au lendemain une classe composée d’élèves dressés à attendre passivement la prochaine becquée.
Synthèse
Reprenons les principaux messages de cet article en trois parties:
- Désynchroniser, c’est inciter chaque élève d’une classe à avancer à sa vitesse, donc à ne pas être tous au même chapitre dans la matière. (partie 1)
- La désynchronisation peut prendre beaucoup de formes pédagogiques différentes. (partie 1)
- Désynchroniser, c’est changer le rapport au temps et faire sauter un verrou systémique majeur pour décloisonner, créer de l’espace à la collaboration entre enseignants et à l’innovation pédagogique. (partie 1)
- La désynchronisation d’une classe est liée à son autonomie collective. (partie 2)
- L’autonomie collective requiert une posture “architecte de classe” pour “créer un environnement où les élèves s’auto-motivent” (partie 3)
- Changer de posture s’apprend. (parties 2 & 3)
- Après l’inconfort lié à l’expérimentation, une classe désynchronisée demande moins de travail ou de stress à l’enseignant (partie 3)
- Oser l’innovation requiert aux enseignants de se sentir en confiance avec leurs collègues et soutenus par la direction. Avant de désynchroniser ses classes, un équipe éducative doit travailler sur l’humain, sur l’ouverture au changement. (partie 1)
Globalement, un mouvement mondial semble inéluctablement pousser les élèves à être plus actifs, à s’entreprendre collectivement alors qu’ils baignent dans un savoir qui est désormais partout. Ils sont accompagnés par un enseignant qui a quitté sa posture directive vers une posture plus “coach” dans une classe de plus en plus hétérogène où la désynchronisation devient incontournable.
Autrement dit, tant que Rachida ne pourra pas foncer au chapitre 12 pendant que Jean approfondit utilement le chapitre 8, on sera condamné à composer des classes homogènes de niveau, donc soit à niveler par le bas, soit à trier les élèves par le redoublement et une relégation qui sont les symptômes d’un profond dysfonctionnement. N’ayons pas peur d’en sortir, apprenons à désynchroniser.
Précautions
Le raisonnement de cet article en trois partie est basé sur les hypothèses suivantes. Certaines sont probablement scientifiquement démontrées par la recherche, mais je n’apporte aucune référence. Elles sont toutes le fruit de mon expérience et de mon analyse personnelle, donc partielles et biaisées, donc à prendre avec grande précaution.
- Les élèves qui peuplent nos écoles occidentales supportent de moins en moins la passivité et ce constat est visible sur un court laps de temps, endéans une carrière d’enseignant.
- La tendance des systèmes scolaires est de retarder le moment où l’on trie, où l’on sépare les élèves selon leurs résultats scolaires, avec pour conséquence de rendre les classes de plus en plus hétérogènes.
- Notre gouvernement tend à réduire l’usage du redoublement qui rendait les classes moins hétérogènes.
- Un nombre croissant de parents retirent leur enfant des écoles traditionnelles pour les scolariser à domicile ou dans des écoles dites “actives” quitte à y consacrer beaucoup d’argent.
- Les entreprises recherchent de moins en moins d’ouvriers qui obéissent sans se poser de question, et de plus en plus de collaborateurs entreprenants qui apportent la créativité nécessaire pour adapter l’organisation à la mutation de notre société.
- Les travailleurs sont en recherche croissante de sens et questionnent les finalités de leur employeur quitte à papillonner d’un emploi à un autre.
- Après l’industrialisation qui a automatisé le secteur secondaire, vient l’informatisation du secteur tertiaire des service. Cette automatisation croissante permet d’assurer les besoins vitaux de notre civilisation avec très peu de travailleurs. Cela questionnera profondément la nature de ce que l’école doit permettre d’apprendre.
- Désynchroniser les classes d’une école facilite son décloisonnement et l’innovation pédeagogique.
- Dans une classe qui se désynchronise, une majorité des élèves, quel que soit leur milieu socio-économique, est capable de sortir de sa posture passive pour réentreprendre sa scolairité et rapidement devenir autonome, faisant bon usage de sa nouvelle liberté en classe.
- La posture d’enseignant coach ou “architecte de classe” n’est pas un don inné mais s’apprend et est accessible par quasi tous les enseignants actuels qui désireraient y travailler.
- Dans une classe désynchronisée, les élèves ont spontanément tendance à privilégier l’entraide, l’apprentissage collectif par petits groupes de circonstance, par rapport à l’étude individuelle. Cette pratique quotidienne de l’autonomie collaborative a un profond impact sur leur savoir-être: plus de confiance en soi, mieux se connaître et mieux vivre ensemble.
- Quand une classe est désynchronisée correctement (en poussant chaque élève à se dépasser), des effets positifs sur les enfants sont rapidement visibles par les parents qui deviennent preneurs.