Je ne vais pas insister sur ces enfants qui ont appris à lire à 4 ans, dans une joie empathique, alors que leur milieu défavorisé les prédestinait à faire partie des 40 % d’élèves que le système scolaire français fait « entrer au collège avec de très grandes fragilités ».
Concentrons-nous plutôt sur la manière d’arriver à un tel résultat. Parcourons le livre de Céline Alvarez qui combine à merveille les neurosciences, les découvertes de pédagogues pionniers et sa propre expérience de trois ans en classe maternelle avec des petits.
Nos écoles traditionnelles ne conviennent plus. Elles ont probablement jadis convenu aux finalités de leur temps. Je n’étais pas encore né. Mais ont-elles jamais convenu au fonctionnement naturel et puissant du cerveau humain, alors que j’y mets mes propres enfants ? En refermant ce livre, je me dois d’être plus ferme que d’habitude envers le système qui m’a aidé à me former. Non ! Pas « peut-être », pas « parfois », pas « ça dépend du caractère de… ». Non ! Le fonctionnement de nos écoles traditionnelles ne permet pas au cerveau humain de se développer pleinement. Il entrave… l’apprentissage, rien que cela ! D’innombrables travaux scientifiques comme ceux rassemblés et mis en œuvre par Céline tendent à rendre cette triste vérité irréfutable. Depuis que l’imagerie médicale permet d’observer le fonctionnement du cerveau de l’intérieur, nous ne sommes plus dans la conviction, voire l’idéologie. Nous sommes dans la preuve. En comparaison, dans « Sauver l’école ? » j’adopte une posture d’enquête analytique, logique, expérimentale, parfois historique, mais je ne propose pas de preuve scientifique. Par exemple, pour apprendre à lire, la méthode globale est-elle supérieure à la méthode syllabique ? La science a tranché : vive la méthode phonique. Nos petits enfants riront de nos écoles actuelles comme nous plaisantons sur la pratique de la saignée au Moyen-Âge. Et je ne doute pas que la majorité de nos enseignants est aussi insatisfaite des résultats que ne l’étaient les médecins de l’époque.
Les enseignants continueront eux aussi à travailler dans des conditions extrêmement difficiles: ils devront sans arrêt pousser des enfants démotivés et finir leurs journées éreintés. Imaginez-vous rouler en voiture en cinquième avec le frein à main levé.
Les 3 compétences exécutives
Alors comment faire avec les enfants ? Renversons la structure du livre pour partir des besoins. Partons de la préoccupation souvent décrite comme centrale par les enseignants: la transmission des connaissances du programme. Voici les trois compétences à développer pour que les élèves soient des apprenants performants:
- la mémoire de travail, qui représente la capacité à garder une information en mémoire sur un temps court;
- le contrôle inhibiteur, qui représente la capacité à se contrôler, à se concentrer et à inhiber les distractions;
- la flexibilité cognitive, qui représente la capacité à détecter ses erreurs, à les corriger et à se montrer créatif.
Céline, comme l’appellaient les enfants de sa classe, nous explique la difficulté des enseignants « souvent confrontés à des enfants ayant peu développé » ces trois compétences exécutives, alors qu’il suffit de deux de ces enfants pour désorganiser une classe entière. Par contre, les enfants qui ont très tôt développé ces « fondations biologiques de l’apprentissage » obtiennent de meilleures performances scolaires, « des emplois plus satisfaisants, ont des relations sociales stables et une meilleure santé ».
Pour faire apprendre le programme scolaire, il semble donc beaucoup plus efficace de se concentrer sur le développement de ces trois compétences exécutives plutôt que sur le programme scolaire. Perdez le temps nécessaire pour construire un vélo, et vous irez plus loin.
Savoir-être
Il semble qu’investir dans ces compétences exécutives de base influe drastiquement sur les compétences sociales.
Dotés de bonnes compétences exécutives, nous nous éveillons socialement. Nous sommes plus à même de contrôler nos émotions, de les exprimer, d’analyser les situations, de gérer notre stress et de répondre aux situations conflictuelles par des choix appropriés et justes. Nous sommes donc plus à même de vivre des relations sociales harmonieuses, durables, stables et épanouies; la recherche est très claire sur ce point.
Je m’aventurerai même vers la réciproque: prendre le temps de travailler le savoir être (méditation, communication non violente, etc.) plutôt que le programme, va renforcer les compétences exécutives qui vont booster l’apprentissage du programme.
L’amour
Pour qu’un geek tel que moi parle d’amour dans un article sur l’apprentissage, il faut que cela soit diablement important. Céline y consacre la quatrième et dernière partie de son ouvrage.
Une étude finlandaise récente nommée « The First Steps Study » montre en effet que l’attitude chaleureuse et empathique de l’adulte est plus déterminante pour la réussite scolaire que les outils pédagogiques utilisés et même qu’un nombre restreint d’enfants par classe. Les données de cette étude sont solides: les interactions de plusieurs milliers d’enfants avec leurs professeurs ont été suivies pendant plus de dix ans.
Or, l’amour, ce n’est pas la compétition. Céline positionne alors comme cause centrale ce que je pensais être une conséquence purement accessoire: les classes multi-âges. Je partais du raisonnement que la pédagogie différenciée asynchrone permettait le luxe du mélange des ages des élèves. Céline va bien plus loin:
Il ne suffit pas de mettre des enfants dans une même pièce et de les accompagner à être autonomes pour favoriser la reliance sociale. Il s’agit tout d’abord de réunir des enfants d’âges différents.
Elle indique que faire une activité comparable engendre la comparaison et la compétition. Au contraire, si je travaille sur l’alphabet et que mon voisin travaille sur le calcul de surfaces ou le subjonctif présent, c’est plutôt l’entraide qui va naturellement éclore.
Mélanger les âges
Récapitulons:
- pour être performant dans le programme, il faut
- maîtriser les compétences exécutives – mémoire de travail, contrôle inhibiteur, flexibilité cognitive, qui sont soutenues par
- de l’amour, lui-même favorisé par
- un classe hétérogène multi-âge
Le mélange des âges ne devrait même pas être une option pédagogique: hors du cadre scolaire, nous ne voyons jamais des dizaines d’enfants de 3 ans se tenir par la main pour apprendre gaiement les uns des autres. Non. Ils recherchent au contraire la présence d’êtres humains d’âges différents, plus jeunes et plus âgés qu’eux. Imposer aux enfants une vie collective avec des camarades nés la même année représente une diète sociale, cognitive et affective sévère.
Comment, avec une satanée classe hétérogène, ne pas faire un cours particulier par élève ?
Entraide
Céline vient à l’entraide entre élèves via un autre chemin que cette question de bon sens. Les neurosciences montrent la formidable efficacité du « cours particulier » par rapport à tout le reste (vidéo, audio, grand groupe).
Et soyons clairs: cet étayage social, nécessaire et non négociable pour l’apprentissage, est réellement efficace lorsque l’interaction entre l’adulte et l’enfant est individualisée. Face à plusieurs jeunes enfants, il devient difficile pour l’adulte de se connecter par regard et d’apporter un étayage pour chaque enfant.
Le cours traditionnel collectif est doublement exclu: d’abord à cause de l’hétérogénéité du groupe (classe multi-âge), ensuite à cause de la nécessité de l’interaction individuelle.
Un seul enseignant n’aurait jamais pu réaliser autant d’étayages individualisés et de retours d’information. C’est en quelque sorte comme si les enfants avaient bénéficié d’une vingtaine d’autres enseignants prêts à leur indiquer une erreur de manière neutre et informelle. Ils se corrigeaient constamment et apprenaient à une vitesse surprenante. Il m’arrivait tous les jours d’être surprise en constatant que l’un d’entre eux avait assimilé quelque chose de tout à fait remarquable et avancé, sans mon aide. Il m’était parfois même difficile de suivre leur progrès. La situation se reversait donc totalement: plutôt que de pousser les enfants à apprendre, il me fallait souvent beaucoup de concentration pour les suivre !
Donc, les enfants vont chercher les explications chez leurs camarades. Mais quelles explications? Savent-ils ce qu’ils doivent apprendre, ce qu’ils ont à réaliser?
Autonomie « accompagnée et structurée »
Le principal travail d’amorçage pour introduire l’hétérogénéité et l’entraide dans une classe est l’autonomie, que je qualifierai de « collective ». Non pas qu’un enfant puisse s’en sortir seul, mais que le groupe d’enfants puisse progressivement rendre l’enseignant accessoire. Céline aborde l’autonomie sous un angle moins organisationnel et plutôt centré sur les lois naturelles de l’enfant:
Si son activité est orchestrée de l’extérieur, l’enfant n’a plus à faire de choix, ses erreurs sont détectées de l’extérieur, et c’est l’adulte qui lui suggère souvent comment les corriger.
L’élève doit piloter ses apprentissages.
Ils pouvaient travailler seuls ou en petits groupes, avec le matériel qui leur avait été présenté; ils pouvaient échanger librement entre eux toute la journée, et répéter autant que souhaité l’activité qui les intéressait.
Inciter l’élève à choisir revient-il à le laisser faire tout ce qu’il veut ?
Bien évidemment, il ne s’agit pas d’abandonner les enfants à une éducation totalement libre, je ne crois pas à cela, et comme nous l’avons mentionné dans la première partie, la pédagogie pure de la découverte a clairement montré ses limites. L’enfant est câblé pour chercher l’étayage d’un expert et apprendre de lui.
Cette dernière phrase est capitale. L’enfant est câblé pour chercher un expert. L’enseignant a-t-il comme rôle d’être cet expert ? Si vous répondriez oui, vous n’y êtes pas encore tout à fait. Réfléchissez avant de lire la suite.
Le rôle de l’enseignant est de créer l’environnement où l’élève trouvera cet expert qui, la plupart du temps, sera un autre élève.
Donc, autonomie rime avec le pilotage de sa formation et la constitution de son réseau d’experts. L’autonomie tourne également autours de tâches bien plus terre à terre.
La chercheuse Marty Rossmann a étudié le style de vie de quatre-vingt-quatre enfants de 3 ans, puis les a suivis à l’âge de 10 ans, 16 ans et 25 ans. Les résultats sont étonnants: ceux qui avaient participé aux tâches ménagères dès 3 ans avaient une maîtrise d’eux-mêmes, un sens des responsabilités et une autonomie plus développés à l’âge adulte que ceux qui n’en avaient pas effectué, ou qui n’avaient commencé qu’à l’adolescence.
Si vous saviez le nombre de fois que j’ai proposé à ma femme de remplacer la prestation de la femme d’ouvrage hebdomadaire par un court travail collectif de notre couple avec ses trois enfants… Sans succès, au dépens du développement de ces derniers. Et que dire du rôle du personnel d’entretiens de nos écoles ? Si j’en suis un jour responsable d’une, je jure publiquement de régulièrement montrer aux élèves comment on nettoie les toilettes. La pédagogie institutionnelle confirmée par la recherche…
Classes asynchrones
Donc, l’élève autonome (empowered comme dirait un instituteur de Hardfort), pilote sa formation. S’il choisit les activités qu’il réalise, il ne fera pas les mêmes que celles de ses camarades le même jour. On a déjà vu que le cours magistral était exclu et pallié par l’entraide. Logiquement, les élèves vont avancer à des vitesses différentes. Ils seront d’autant moins synchrones qu’ils sont d’âge différent au sein de la classe. Tom est au chapitre 10 alors que Rachida est au chapitre 15.
Que se passerait-il si nous forcions ainsi un enfant de 12 mois, s’élançant pour marcher et explorer son environnement: « Attends! d’abord, fais-moi des exercices de pieds flexes et tendus, et pas plus de trente cette année. C’est l’année prochaine que tu apprendras à marcher. »
Le rôle de l’enseignant n’est plus d’assigner les tâches, mais de veiller à ce que chacun se soit trouvé une tâche utile à son développement et s’y attelle pour se dépasser.
Exigence
Une fois sécurisés, recentrés sur leurs talents individuels et confiants, les enfants se fixaient des objectifs surprenants, qu’aucun enseignant n’aurait jamais exigés d’eux: je me souviens d’un petit garçon de 4 ans qui, plusieurs jours de suite, persévéra à compter jusqu’au bout de la chaîne de 1000.
Nous en voici revenus à la performance scolaire, mais par quel chemin pour l’élève !
« Les lois naturelles de l’enfant » couvrent d’autres aspects très intéressants que je ne puis développer dans cet article déjà trop long:
- Comment évoluer vers cette posture enseignante ?
- La sieste.
- La valeur de l’exemple.
- La prédiction et le contrôle de l’erreur.
- L’étayage « ponctuel et non intrusif » de l’enseignant.
- Le vivre ensemble.
- Le rôle de la nature.
- La validation centrée.
Merci Céline pour cette joyeuse, sérieuse et efficace mise en perspective.