[Cette histoire retirée du livre revient sur le cloisonnement contre-productif des classes. Ce n’est pas vraiment dans la loi. C’est peut-être pire. Dans les gênes ?]
Quelques jours plus tard, j’accompagne mes jeunes collègues de troisième primaire et de première maternelle vers la sandwicherie. L’instit de maternelle se plaint en souriant :
— Les petits sont déchaînés aujourd’hui. Il y a des jours, comme ça, je me dis que ça doit être plus reposant de donner cours à des grands !
— On peut changer si tu veux, pour une journée.
— Non, je disais cela pour rire. Ça doit être intimidant de donner cours à des grands. Tu voudrais que je leur donne quoi ? Un cours de bricolage ?
Zut, c’était une magnifique occasion de travailler en équipe, de briser des cloisons.
Quand l’apprentie enseignante se réfugie en pleurs dans la salle des photocopieuses, elle illustre un phénomène largement répandu chez ceux qui la forment : la solitude et le cloisonnement des acteurs qui, dans une large mesure, s’ignorent les uns les autres.
Véronique Degraef
Alors, je tente le tout pour le tout.
— C’est bientôt la fête des pères et je suis nul en bricolage. Ils n’ont que dix ans. À mon avis, ils seraient ravis d’avoir une spécialiste comme toi rien que pour eux, l’espace d’une matinée.
— Je ne crois pas, non. Je ne sais pas.
Entre-temps, je me suis enthousiasmé : je veux sa classe de maternelle pour une journée.
— Tu sais, nous avons plein de trésors dans notre salle de bricolage. On pourrait faire une activité commune avec les deux classes de troisième et de quatrième primaires. Tu serais avec ma collègue dans la même salle !
— Qu’est-ce que tu veux comme sandwich ?
La négociation promet d’être rude et je ne suis absolument pas certain d’arriver à la convaincre. Alors, je demande son avis à la directrice.
— Je viens de discuter avec une institutrice de première maternelle qui meurt d’envie de donner cours à des plus grands. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous échangions nos places pour une journée ?
— Je ne suis pas opposée aux initiatives quand tout le monde est volontaire, me répond-elle d’un air sceptique.
Plusieurs tentatives de corruption plus tard, l’institutrice s’inquiète enfin de ma capacité à gérer des enfants si jeunes. Je ne résiste pas :
— Combien as-tu d’enfants, jeune fille ?
— Vingt-huit.
— Non, combien d’enfants as-tu, toi ? Combien en as-tu éduqué, depuis leur naissance ?
— Ben, aucun, pourquoi ?
Je sais d’avance que cette dernière tentative est vaine. Dans notre beau pays, l’expérience parentale ne pèse pas lourd face à un diplôme. Et je ne suis pas totalement opposé à cette idée : s’il suffisait de procréer pour s’y connaître en enfants, cela se saurait !
En définitive, c’est peine perdue pour les maternelles. Par contre, encouragées par la directrice, les institutrices de première primaire consentent, un peu par pitié pour moi, à un bref échange. Les petits semblent enchantés, pas tant de ma prestation — je n’ai rien improvisé d’exceptionnel — que du changement. Ils étaient à l’affût, intrigués et fiers que le Monsieur de quatrième daigne s’intéresser à eux.