Un mois de lecture, avais-je prévu , et voilà quatre mois que je dévore. Je ne cerne toujours pas ce sujet qui ne cesse de se complexi­fier au fur et à mesure que je le découvre. C’est un peu comme la physique quan­tique ou la théo­rie de la rela­ti­vité : dès qu’on pense l’avoir inté­grée, on se rend compte qu’on n’a encore rien compris du tout. Alors que j’avais décidé de me foca­li­ser sur l’en­sei­gne­ment, sur l’école, je me concentre à présent sur ce problème de taux de chômage car j’ai l’in­tui­tion qu’il est inti­me­ment lié à l’en­sei­gne­ment.

Comme parfois dans la vie, le ciel me fait alors un signe sous la forme d’un coup de fil du Forem, pour qui mon entre­prise avait déjà travaillé par le passé. On me propose d’ani­mer une forma­tion de six mois à temps-plein pour deman­deurs d’em­ploi. L’objec­tif : inculquer à une douzaine de chômeurs une connais­sance opéra­tion­nelle de la program­ma­tion Java, ma spécia­lité. C’est une aubaine, l’oc­ca­sion de comprendre leur parcours de l’in­té­rieur, de voir si, comme je le subo­dore, c’est dans leur forma­tion de base, dans leur enfance que se situe l’ori­gine de leur diffi­culté à s’in­té­grer sur le marché de l’em­ploi.

Je suis donc invité à me rendre dans un centre de compé­tence du Forem. Dès avant la forma­tion à propre­ment parler, on m’a demandé de parti­ci­per au jury de sélec­tion, avec le direc­teur du centre de forma­tion et une coor­di­na­trice. Au moment de mettre en place une forma­tion longue, le Forem rencontre chaque candi­dat pendant une ving­taine de minutes. Dans le cas qui nous occupe, à savoir une forma­tion d’in­for­ma­tique de haut niveau, il y a déjà eu une présé­lec­tion afin de ne rete­nir que ceux des candi­dats qui ont au moins les bases de program­ma­tion néces­saires. Il nous reste vingt personnes à rencon­trer pour douze places dispo­nibles. Ce sont tous des volon­taires, des gens moti­vés, et person­nel­le­ment, je préfé­re­rais les prendre tous, mais ce n’est pas possible, me dit-on. En deux jours, la sélec­tion est bouclée. Et dans le cadre de mes recherches, les candi­dats non rete­nus ont bien des choses à m’ap­prendre :

— Donc, Monsieur, vous avez arrêté vos études en quatrième profes­sion­nelle à 18 ans. Votre dernier diplôme en date est le CEB (diplôme d’études primaires). Main­te­nant, vous en avez 29 et en onze ans vous avez travaillé deux mois, c’est bien cela ?
— Ben oui, j’étais fainéant, je préfé­rais glan­der. Mais main­te­nant que j’ai une femme et une fille d’un an et demi, c’est fini, je veux me reprendre en main.
— Qu’est-ce qui nous dit que vous n’al­lez pas aban­don­ner la forma­tion après deux mois ?
— Parce que cette fois-ci je suis motivé, je vous jure.

Autre exemple :
— Vous avez un diplôme d’ élec­tri­cien quali­fié, vous devriez trou­ver une emploi sans trop de diffi­culté.
— Oui, mais je n’ai plus envie de faire ça. J’ai envie de chan­ger. Je veux faire de l’in­for­ma­tique. Je suis super-motivé par l’in­for­ma­tique main­te­nant.
— Pourquoi ne pas être venu plus tôt suivre une forma­tion chez nous alors ?
— Je ne savais pas que vous exis­tiez.
— Nous vous avons pour­tant rencon­tré pour une autre sélec­tion, il y a deux ans.
— Ah oui, j’avais oublié. Je ne savais pas que vous faisiez d’autres forma­tions en fait.

Et en élevant un peu le niveau de diplôme :
— Depuis votre première année de graduat en infor­ma­tique, il y a dix ans, vous n’avez jamais exercé dans ce domaine ?
— Non, en effet. J’ai fait des petits boulots dans la vente, puis du help­desk.
— Et pourquoi voulez-vous refaire de l’in­for­ma­tique main­te­nant ?
— Parce que ça a toujours été ma passion.
— Avez-vous fait de l’in­for­ma­tique depuis dix ans, chez vous ? Vous reste-t-il des souve­nirs tech­niques de vos études sur lesquels je pour­rais vous inter­ro­ger ?
— Sincè­re­ment, non, je ne me souviens plus, c’est trop loin, et je n’en ai pas refait. Mais je vais m’y remettre, vous allez voir !

D’autres encore se racontent des histoires. Ils déclarent serei­ne­ment ne pas en faire assez et promettent sans rire que, quand ils s’y mettront, tout ira pour le mieux. Les rois des menteurs sont malheu­reux.

Roland Soyeurt – Le Chagrin des profs

Soyons clairs, je ne me moque pas. La plupart des candi­dats rencon­trés ont l’air sincè­re­ment malheu­reux de leur situa­tion, à mille lieues du cynisme qu’on serait tenté de leur prêter en me lisant. En les voyant, en les écou­tant, une ques­tion me taraude : comment en sont-ils arri­vés là ? Ques­tion d’en­vi­ron­ne­ment fami­lial ? D’édu­ca­tion ? Pur manque de chance ? En tout cas, leur malheur me touche et je consacre les six mois suivants à leur ensei­gner ma spécia­lité avec cet espoir qu’ils deviennent, enfin, capables de trou­ver l’em­ploi dont ils rêvent.