Une lectrice de « Sauver l’école ? » m’interpelle au sujet de livre de Christian Schandeler, « L’école en panne de sens ». Entre autres griefs, elle m’écrit : « Schandeler insiste sur le travail d’équipe des profs et j’observe qu’avant, on avait de bons et de mauvais profs. Maintenant, grâce au travail d’équipe obligatoire, les mauvais s’imposent ! ». C’est ce que l’auteur appelle l’effet Canada Dry. Nous y reviendrons.
Elle m’a ensuite confié son exemplaire bardé de signets roses. Je dois bien admettre partager beaucoup de constats et d’analyse avec l’auteur, tel que le décalage entre l’école du XIXe siècle (ou « carcérale » pour reprendre ses mots) et la société du XXIe :
Il ne s’agit plus de chercher l’information, mais de chercher dans l’abondance d’informations données, celle qui se révélera pertinente. Le rapport au temps a changé : nous vivons dans le règne de l’immédiat. Nous posons une question, il nous faut la réponse immédiatement. Les élèves branchés les uns aux autres vivent à la fois dans un monde réel et virtuel. L’écart entre une école passéiste et les désirs d’ados s’est accru de façon impressionnante. Le retour en arrière est impossible.
Nous sommes également d’accord sur le débat instruction/éducation :
Certains enseignants refusent en effet de passer du statut « d’enseigneur » à celui qu’ils qualifient avec mépris « d’éducateur », voire « d’animateur ».
Tenter d’instruire des enfants sauvages est vain.
Et si on repensait en termes d’apprentissages des élèves avant de penser en termes d’enseignement ? Ce n’est pas parce que j’ai « vu toute la matière » que mes élèves ont appris quoi que ce soit.
Tout à fait d’accord. C’est pour cela que dans « Sauver l’école ? » j’attends de mes élèves qu’ils finissent leur assiette avant de les resservir, quitte à attendre longtemps.
Alors quoi ? Qu’est ce qui fâche ? D’accord avec tout ?
La page 42 est la première à m’avoir gêné. C’est à mon avis, plus une maladresse de vocabulaire qu’un désaccord sur le fond, malgré les précautions de l’auteur qui déclare « Mon analyse est volontairement caricaturale ». Un tableau s’étale sur quatre pages pour comparer quatre pédagogies : Transmission, Béhaviorisme, Constructivisme et Socioconstructivisme. Elles sont présentées dans cet ordre, comme si la première était primitive, mauvaise, et la dernière était l’aboutissement idéal à viser. Par exemple, le tableau indique que dans la « transmission », le rôle du professeur est de :
[…] sélectionner les meilleurs et de classer les élèves selon les résultats obtenus à l’évaluation de leurs connaissances.
D’autres points de comparaison dans le tableau forgent cet amalgame, selon moi faux, entre une manière de faire apprendre et l’organisation de la classe. Par exemple, en écrivant un livre que je suis occupé à lire, l’auteur n’a-t-il pas fait du « transmissif » ? Vais-je être sélectionné ? Ou bien, par l’absurde, peut-on imaginer une pédagogie socioconstructiviste qui sélectionne ? Oui, comme le montre « Quo-lenta » à la télévision : je ne vous transmets rien, battez-vous et entraidez-vous pour survivre, mais il n’en restera qu’un. Donc, oui, on peut être dans un schéma plutôt socioconstructiviste et de temps en temps se faire plaisir en écoutant un discours magistral sans que l’erreur soit considérée comme « une faute » (p. 44).
L’auteur parle beaucoup des évaluations externes (CEB et autres) et parle « d’une évaluation qui met à mal les pédagogies dites actives ».
Oui et non. En surface, s’il s’agit de préparer au CEB, l’enseignant sera tenté de faire du drill. Ce n’est pas de la pédagogie active. Là où je ne suis pas d’accord, c’est sur la quantité. Je suis convaincu que la moitié des élèves d’une école « normale » réussiraient leur CEB dès la 4e primaire. Pire encore, je pense qu’ils pourraient le réussir plus tôt, même s’ils viennent de familles défavorisées dans une zone urbaine difficile, comme l’a montré Céline Alvarez dont les élèves savent lire à 5 ans en étant radieux (pas de drill, pas de travail carcéral). Donc, je prétends qu’il ne faut pas plus de 6 ans (1re maternelle à 3e primaire) pour préparer le cerveau humain au CEB, tout en ayant des enfants heureux de venir à l’école. Cela ne laisse-t-il pas beaucoup d’années pour l’art, les promenades en forêt et la pédagogie active ?
L’ouvrage passe beaucoup de temps sur les raisons de la non-prolifération des pédagogies actives. Cette résistance m’a fasciné des années durant. Un élément est le niveau :
Très souvent, l’enseignant chez qui « tout le monde passe » est soupçonné d’être laxiste, de « baisser le niveau », voire de brader les diplômes.
J’entends le même reproche au niveau d’écoles actives dont les directeurs me disent que la première question posée par parents qui viennent inscrire leur enfant en première maternelle est: « avec votre pédagogie, mon enfant ira-t-il jusqu’à l’université? ». Sous entendu que la gentille école active et laxiste y préparerait moins bien ses élèves. Alors, comment faire de la pédagogie active sans se faire flinguer ? Voici le conseil que j’ai donné à une lectrice-institutrice : mets le paquet sur l’évaluation. Non pas une évaluation sanctionnante, mais des interros qui montrent les progrès réalisés, comme le tableau de gommettes dans « Sauver l’école ? ». Si tu peux démontrer que tes élèves progressent dans la matière scolaire, qu’à la moitié de l’année la plupart sont au moins à la moitié du manuel, alors parents et collègues seront beaucoup moins regardants sur les procédés révolutionnaires que tu aurais mis en place.
L’auteur poursuit :
Comment mettre en place des pratiques de différentiation, et en même temps, être équitable dans le traitement des résultats ?
Pour moi, toute différentiation qui suppose que les élèves passeront quand même un examen identique en fin d’année, est artificielle, coûteuse et vouée à l’échec. T’es en première secondaire et tu ne connais pas tes tables de multiplication ? C’est pas grave, je vais faire « comme si » tu allais savoir, en juin, résoudre des équations à deux inconnues. Suis-je équitable ?
Le livre regorge de sujets très intéressants mais il me faut conclure ce déjà trop long article. Finissons, comme promis, par le Canada Dry. Au sujet de la volonté à faire travailler les enseignants en équipe, l’auteur nous dit :
Et si très souvent, ce travail est productif, dans certaines écoles, ce changement s’apparente davantage au slogan publicitaire de Canada Dry dans les années quatre-vingt : « Il a la couleur du progrès, il ressemble à un progrès… Mais ce n’est pas un progrès ».
Venant d’un conseiller pédagogique expérimenté cela attise ma curiosité. Qu’est ce qui fait un « progrès »?
Une véritable équipe vise à l’amélioration de ses résultats. Elle a évacué les luttes d’égos et de territoires, elle a permis qu’en son sein, les multiples compétences de chacun soient valorisées.
À l’opposé, une équipe Canada Dry uniformise les examens et les manuels entre les profs d’une même branche. Ce n’est pas mauvais en soi, mais le focus est sur la standardisation de la méthode plutôt que sur le résultat des élèves. Puis Schandeler s’interroge sur le temps nécessaire à cette collaboration :
Elle se déroule entre deux portes, pendant le temps de midi, ou au gré des heures de fourches selon le bon vouloir de chacun. Parce que voyez-vous, il n’y a pas assez de NTPP…
J’espère que l’auteur ne m’en voudra pas de taper encore plus durement sur ce clou, quitte à me faire des ennemis. Fondamentalement la semaine d’un enseignant est composée de 40 heures de travail (je ne me suis pas encore fait aux 35 heures…) dont la moitié (une bonne vingtaine de périodes de 50 minutes) en classe. On peut trouver du temps pour collaborer dans les deux moitiés. Que peut-on supprimer hors de la classe pour donner du temps à la collaboration ? Fastidueuses corrections ? Rédaction d’un cours ? Les lecteurs de « Sauver l’école ? » savent ce que j’en pense. Plus original, comment donner du temps à la collaboration endéans les 20 heures en classe ? Comment collaborer sans « travailler ensemble », sans s’observer au cœur de l’action, sans s’épauler sur le vif, face à un élève ? La collaboration « Canada Dry » c’est « chacun dans sa classe ! » Les profs d’une école bruxelloise l’ont bien compris en abattant les murs…
Terminons sur une note d’espoir :
Pour avoir accompagné des équipes pédagogiques dans la mise en œuvre des pédagogies participatives (projets, plan de travail…), je peux témoigner de la stupéfaction des enseignants après quelques changements introduits dans leurs classes. Alors qu’on les croyait voués à l’assistanat permanent, voilà que ces élèves en difficulté grave se révèlent capables d’acquérir davantage d’autonomie, pour peu qu’on croie en eux. La violence, signe de mal-être tend à disparaître. « On ne les reconnaît plus ».
Notre système scolaire a besoin de beaucoup de Christian Schandeler pour transformer nos écoles, pour que parents et élèves puissent, eux aussi, dire « on ne les reconnaît plus ».
L’école en panne de sens
L’enseignement secondaire en Belgique francophone
Christian Schandeler
136 pages – 14,5€