Julie passe me prendre à son hôtel dans sa Jeep blanche et me plante le décor. Son école accueille des élèves de 3 à 14 ans. Elle est légè­re­ment à l’écart du centre de Hart­ford, la capi­tale du Connec­ti­cut spécia­li­sée en assu­rance. Les choses ne vont plus très bien depuis la crise et la ville a dû se décla­rer en faillite. Là-bas, un quar­tier pauvre est consti­tué d’al­lées de villas en bois fati­guées, comme celles qui bordent le superbe bâti­ment de l’école.

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Marke­ting mathé­ma­tique

Si elle n’ac­cueillait que la popu­la­tion du quar­tier, tous les élèves seraient noirs ou de type indou. Mais l’école s’est donnée comme objec­tif la mixité et Julie se bat comme un diable pour atti­rer 25% d’élèves blancs vivant dans des quar­tiers plus riches et plus loin­tains. Ces derniers ont deux préoc­cu­pa­tions:

  1. En quoi l’école de Julie est-elle diffé­rente de l’école effi­cace implan­tée au bas de ma rue ?
  2. Quelle influence les enfants défa­vo­ri­sés de l’école de Julie auront-ils sur les miens ?

Ces ques­tions semblent trans­cen­der les fron­tières. S’en­suit une discus­sion d’une heure sur la compa­rai­son du taux de résul­tat aux examens d’Etat entre écoles. Sans trop connaître le système améri­cain, j’isole rapi­de­ment le besoin de quali­fier les chiffres. Par exemple, dire que l’école de Julie a un score de 68 n’est pas signi­fi­ca­tif pour un parent pros­pect, surtout si l’école de son quar­tier a un score de 65. Par contre, si on peut dire qu’en moyenne, un élève de l’école de Julie fait +25 de mieux que la moyenne des écoles de son quar­tier d’ori­gine, alors là le pros­pect d’un quar­tier riche peut rêver à un 65+25… Mais la réalité est complexe. Par exemple, un jeune couple de profs d’unif s’ins­talle dans un quar­tier pauvre par manque de moyens. Le score de son quar­tier, par exemple 30, ne reflète pas leur situa­tion et 30+25 ne les font pas trop rêver.

Sans que nous ne trou­vions de solu­tion miracle au défi de Julie (atti­rer 25% de parents des quar­tiers plus aisés), ils semblent contents d’avoir pu passer leur problème dans le cerveau mala­di­ve­ment analy­tique de leur invité infor­ma­ti­cien. Mais j’ai hâte de commen­cer la visite, car je sens que leur école cache des trésors plus impor­tants que des scores aux examens d’Etat. On m’in­dique que l’es­prit de l’école peut être résumé par la phrase suivante: Here, I feel impor­tant, special and I matter.

La prof de mind­ful­ness

Et en effet, ils commencent fort. On me présente à la respon­sable mind­ful­ness qui m’énu­mère ses diplômes de psycia­liste auxquels je ne comprends rien et qui m’im­pres­sionnent. Elle m’at­tire dans un local inso­no­risé épatant, couvert de tapis et de cous­sins, baigné dans une récon­for­tante lumière tami­sée. Huit élèves de dernière année nous y attendent et m’ex­pliquent avec une séré­nité décon­cer­tante les impacts que la médi­ta­tion a eus sur leur vie scolaire et privée. En cas de conflit, je parviens à me contrô­ler, dit l’un. Je prends de la distance, me mets dans les chaus­sures de l’autre. Je suis plus centré ici et main­te­nant dit l’autre. Je peux beau­coup plus faci­le­ment lais­ser mes problèmes fami­liaux à la maison. Je parviens à prendre du recul sur mes envies de colère et de revanche en travaillant une sorte d’op­ti­misme, ajoute un troi­sième. Je filme tout, sans perdre une miette.

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La prof de musique

Une jeune femme m’ac­cueille dans son entre. Ici, pas de banc. Les chaises sont alignées face vers un pupitre de chef d’or­chestre. Une batte­rie gît dans un coin. La confi­gu­ra­tion semble desti­née à un orchestre.

– Les élèves jouent en bande, m’ex­plique l’en­sei­gnante.
– Ils jouent donc la même chose en même temps. Parve­nir à se synchro­ni­ser ainsi doit être un exer­cice diable­ment exigeant.
– Oui, en effet.
– Préfé­re­riez-vous, de temps en temps, qu’ils travaillent en petits groupes, voire qu’ils répètent indi­vi­duel­le­ment.
– Cela permet­trait à certains de progres­ser plus vite. Mon fils est HP, je suis très sensible à cela. Mais l’ar­chi­tec­ture ne le permet pas.
– Si vous aviez une baguette magique, trans­for­me­riez-vous ce local en une série de mini-pièces/studio vitrées inso­no­ri­sées ?
– Certai­ne­ment. C’est d’ailleurs comme cela qu’est confi­gu­rée l’aca­dé­mie de Hart­ford.

L’en­vie de permettre à chacun de se dépas­ser est réel. Mais l’équipe ne semble pas encore parve­nue à fran­chir les obstacles logis­tiques. Allons semer ailleurs.

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La prof de dessin

L’ate­lier d’art graphique est tapissé d’œuvres impres­sion­nantes. Aujourd’­hui, les élèves doivent compo­ser une struc­ture graphique inca en partant d’élé­ments donnés par l’en­sei­gnante. Elle me désigne deux élèves parti­cu­liè­re­ment douées qui font sa fierté. J’en profite pour inno­cem­ment deman­der s’il arrive à ces deux artistes d’ai­der les autres, voire d’en­sei­gner aux plus jeunes. Une de ses deux filles se retourne alors vers moi le visage grand ouvert. Ma ques­tion a capité toute son atten­tion. Oui, répond-elle, j’ai donné une leçon l’an­née dernière. L’en­sei­gnante confirme que l’ex­pé­rience était très satis­fai­sante pour tous.

Eux aussi, donc, semblent presque prêts à bascu­ler pour que l’ex­cep­tion d’aujourd’­hui devienne un fonc­tion­ne­ment habi­tuel demain.

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La prof de maths

En assis­tant à sa leçon, je ne peux m’em­pê­cher de suspec­ter l’en­sei­gnante de l’avoir géné­reu­se­ment prépa­rée. Nous sommes dans la péda­go­gie tradi­tion­nelle collec­tive de grande qualité. Chez les plus petits, je constate la même chose : une leçon de lecture ou de sciences plutôt tradi­tion­nelle malgré l’amé­na­ge­ment progres­siste. Chaque classe comporte un coin cool down où un élève agité peut médi­ter et se calmer, un hall d’en­trée, un bureau fermé pour l’en­sei­gnant. Ce dernier point semble une erreur, avoue Julie. Quand ils ne donnent pas cours, autant que les ensei­gnants travaillent dans un espace commun pour multi­plier les oppor­tu­ni­tés de colla­bo­ra­tion.

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Le repas

La nour­ri­ture est arri­vée par chariot depuis la cuisine centrale opérée par les adultes, pendant que les petits dres­saient leurs tables avec nappes et fleurs. Chaque enfant est atta­blé. L’en­sei­gnante et sa stagiaire servent la nour­ri­ture derrière un comp­toir où elles invitent chaque table à se lever et faire la file tour à tour. Je suis un peu déçu. En voyant les enfants si bien prépa­rer les tables, j’avais imaginé qu’ils orga­ni­se­raient eux-mêmes le remplis­sage des assiettes. Je m’étais même mis à rêver que l’im­pres­sion­nante cuisi­nière élec­trique qui équipe chaque classe puisse servir. Les élèves d’une autre école primaire que j’ai vu orga­ni­ser et cuisi­ner un banquet de 50 adultes ont proba­ble­ment mis la barre trop haut dans mon esprit, mais ça, c’est une autre histoire.

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Les tuteurs

S’il était animal, it serait un ours. Pas un ours sauvage, mais un ours accueillant et bichonné avec ses lunettes, sa barbe et ses cheveux gris. J’in­ter­cepte le prof d’an­glais qui emmène joyeu­se­ment ses élèves vers le rez-de-chaus­sée là où sont situées les classes des plus jeunes. Ils inves­tissent un local où chaque petit semble déjà habi­tué à retrou­ver son tuteur. Les yeux pétillent et on hâte de lire les histoires en binôme. Certains grands font lire leur protégé, d’autres font eux-mêmes la lecture avec des grands gestes et des grosses voix. La demi-heure est magique. Cette combi­nai­son fait naître joie et amour. Moti­va­tion aussi. Lire est tendre et festif. Ici, pas de dessin animé ! Je ressens une profonde grati­tude envers mes hôtes pour m’avoir permis de vivre cela. Outre ce tuto­rat ponc­tuel, l’école groupe en perma­nence deux âges connexes dans ses classes de mater­nelle.
Soudain, je m’aperçois que nous sommes 7 adultes dans cette classe : l’ins­ti­tu­trice, le prof d’an­glais, sa fille en visite, la respon­sable d’un enfant opéré du cerveau, une stagiaire, la vice-direc­trice et moi. Ici, les classes sont ouvertes, cela arrive natu­rel­le­ment.

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L’évo­lu­tion

L’heure qui suit, je parviens à m’iso­ler avec ce profes­seur d’an­glais et le sonde dans la même direc­tion que les autres :

– C’est réjouis­sant de voir les grands s’oc­cu­per ainsi des petits. Pour­raient-ils le faire lorsqu’un petit en a envie ou besoin, plutôt que lorsque « c’est l’heure » ?
– En effet, me répond-il très lucide sur la situa­tion. Nous ne sommes pas encore satis­faits. Mais voyez d’où nous venons. Ces enfants vivent dans des familles où ils doivent exécu­ter illico les ordres qu’on leur aboie.
– J’ima­gine qu’il faut assu­rer une tran­si­tion plus sécu­ri­sante qu’un largage en auto­no­mie totale.
– Oui. Il y a 4 ans, nous étions plus direc­tifs. Par exemple, nous les faisions marcher en rang dans les couloirs. Main­te­nant nous les rendons respon­sables de leur propre succès. L’étape suivante serait de leur faire faire ce que nous faisons actuel­le­ment pour eux.
– Je pense que mélan­ger plus souvent les ages permet­trait d’al­ler dans ce sens, en vous appuyant sur les élèves plus âgés.
– Cela semble logique. Mais nous sommes limi­tés par le programme. Nous devons avan­cer dans la matière et réus­sir les examens d’état.

Le lecteur régu­lier se doutera de la suite où je théo­rise avec mon hôte sur la désyn­chro­ni­sa­tion des cours et les condi­tions pour y parve­nir. Je pour­suis avec Julie à qui je propose une grande prome­nade dans la nature qui se termine devant une pizza et un verre de bon vin. Cette école possède des atouts majeurs pour opérer une tran­si­tion aussi disrup­tive :

  • équipe stable et sereine d’en­sei­gnants de qualité,
  • cohortes stables d’élèves impré­gnés de la culture de l’école,
  • travail conscient et expli­cite sur le savoir-être, donc l’au­to­no­mie compor­te­men­tale via la mind­ful­ness,
  • expé­rience dans le tuto­rat entre élèves,
  • culture d’em­po­werment, d’au­to­no­mi­sa­tion dans l’école,
  • envie de récol­ter les béné­fices d’un co-ensei­gne­ment (prof de dessin) et d’une indi­vi­dua­li­sa­tion (prof de musique).

Pour reprendre ce dernier exemple, je leur souhaite de s’aper­ce­voir bien­tôt que le local de musique est souvent inoc­cupé et que l’école ne manque pas de place pour pratiquer seul ou en petits groupes. Peut-être même surpren­dront-ils un jour des trou­ba­dours venir jouer une musique de fond dans des classes occu­pées et fermer son clapet au lecteur mp3 ?

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