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Ce quar­tier de Brook­lyn vit une situa­tion de pauvreté. Je ne m’y sens pas menacé, ni dans le bus, ni lors de ma longue marche. La rue n’est pour­tant pas toujours paisible. Vendredi passé, juste quand les adoles­cents sortaient de leur école, on a tiré 7 coups de feu dans un maga­sin. Tout le monde était couché à terre, terri­fié. Personne n’a été sérieu­se­ment blessé, mais le trau­ma­tisme était réel, me raconte Taylor, le fonda­teur de l’école. Avec 3 potes, il a créé cette high school, l’an­née passée. Ils avaient 70 élèves. Pour leur deuxième rentrée, ils sont 140. Tout est à construire et à conso­li­der en même temps. Les profs ne sont pas encore une équipe rodée. Les élèves ne sont pas encore habi­tués à la culture de l’école. Quelle culture d’ailleurs ?

Les geeks

Ici, l’en­sei­gnant type a 30 ans, un bébé, un vélo qu’il gare en classe, des chaus­sures à la mode sans chaus­settes, une chemise tight fit à petits carreaux et des lunettes. Il est enthou­siaste, hyper­ac­tif et doté d’un haut QI. Dans les couloirs, les échanges entre adultes sont passion­nés et vifs. En géné­ral, je me garde bien de dire quoi que ce soit avant d’avoir fait dix fois le tour du proprié­taire et pris mille précau­tions, travaillant par allu­sions pour voir si le direc­teur mord ou ignore l’ha­meçon. Mais Taylor est affamé. Toutes les heures, il me demande ce que je pense de son école, avide d’ap­prendre quelque chose.

Taylor vient du système d’édu­ca­tion « no excuses » que j’ai décrit dans l’ar­ticle sur Excel­lence Girls et dans le chapitre 6 de « Sauver l’école ? » avec la King Solo­mon Academy. Il veut autre chose. Il veut une culture plus empa­thique que disci­pli­naire, mais il a diffi­cile à la concré­ti­ser avec ses ensei­gnants. C’est encore flou. Ensemble, lui et moi arri­ve­rons à faire émer­ger une direc­tion concrète d’évo­lu­tion.

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De classe en classe, je découvre un rythme moins martial que le système « no excuses ». Une rela­tion plus complice est palpable entre les ensei­gnants et leurs élèves. L’hor­loge tourne moins vite et on s’au­to­rise parfois à perdre un peu de temps comme dans cette classe de chimie dont l’en­sei­gnante est sur son lit d’ac­cou­che­ment. Les élèves et la provi­seur y regardent calme­ment un dessin animé ensemble. L’am­biance n’est tout de même pas au laxisme. Les cerveaux tournent et les ensei­gnants envoient la matière à un rythme soutenu. Nous sommes chez les geeks, pas chez les hippies.

L’in­ver­seur de classe

Le prof de sciences est à la pointe. Pendant que les élèves regardent une vidéo sur l’évo­lu­tion, il m’ex­plique qu’ils ont d’abord dû faire des recherches sur ce sujet. Main­te­nant ils s’en­traînent à la classe inver­sée. L’en­sei­gnant vient de leur expliquer comment établir une synthèse sché­ma­tique. Puis, il leur a demandé de regar­der cette vidéo chacun sur son ordi­na­teur. À plusieurs étapes de la vidéo, le logi­ciel pose des ques­tions de suivi à l’élève. Sur le tableau, le projec­teur montre une barre de progres­sion par élève, donnant une vue d’en­semble de l’avan­ce­ment. Plus tard, m’ex­plique le savant, ils feront cela à la maison et nous débat­trons en classe. Pour l’ins­tant ils regardent tous la même vidéo, quasi en même temps alors qu’ils ont chacun un ordi­na­teur séparé. Je sens qu’on approche du bascu­le­ment vers l’en­sei­gne­ment diffé­ren­cié où ils ne seraient plus occu­pés à la même chose au même moment.

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La litté­raire

La prof de langues est une pétillante blonde qui me tient la main et scrute le tréfonds de mon regard pendant 10 longues secondes durant les présen­ta­tions. Son but est clai­re­ment d’in­suf­fler l’amour de la lecture et de l’écri­ture chez ses élèves. Elle est drôle, elle offre des mini-chee­se­cakes pour l’an­ni­ver­saire d’une adoles­cente, puis elle fait une inspi­rante leçon d’écri­ture lors de laquelle elle met une fond sonore jazz et une lumière tami­sée. On sent l’en­vie d’in­no­ver. Certes, l’école améliore la chan­delle plutôt que d’in­ven­ter l’am­poule élec­trique, mais elle progresse. L’en­sei­gnante est longue dans ses consignes et gère le temps avec fermeté. La classe est synchrone, sans pilo­tage par l’élève, sans demande, sans « s’il vous plaît Madame, je n’avance pas vers mon objec­tif, aidez-moi ! »

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L’his­to­rien

Le prof d’his­toire voit la notion de justice, avec un cours très dirigé. Hammu­rabi a dû faire graver son Code pénal dans la pierre pour éviter que les nobles ne changent constam­ment les lois à leur avan­tage. À force de le décou­vrir d’une école à l’autre, je commence à connaître le tarif dégres­sif selon qu’on éborgne un homme, un ex-esclave ou un esclave. Je m’en­nuie un peu dans ma posture d’élève du XXe siècle. Je les plains. On va dire que c’est le jet lag.

Le repas

Quelles cours plus tard, me voici avec mon guide à la café­té­ria. Mais au fait, je n’ai pas vu la récré. Il a fallu du temps à Taylor pour comprendre de quoi je parlais. Dans aucune école améri­caine, je n’ai vu les enfants courir libre­ment à la récré. La raison est simple : il n’y a pas de récré. Depuis mes habi­tudes euro­péennes, je me demande comment ils parviennent à s’oc­cu­per du cerveau de leurs élèves, sans s’oc­cu­per quoti­dien­ne­ment de leur corps.

La salle poly­va­lente sert de café­té­ria pour moins d’une heure. Elle est heureu­se­ment bruyante. C’est une demi-récré assise, mais une récré tout de même. Un trai­teur sert un plat unique aux élèves qui font la file. Taylor m’as­sure avec fierté que les produits sont sains et locaux. À la fin du repas, les adoles­cents agglu­ti­nés devant la porte forment un trou­peau qui se trans­vase dans le couloir. Bien­tôt, nous sommes seuls dans la salle, avec trois élèves que Taylor sermonne sur leur manque de propreté. Du person­nel nettoie, replie et dégage les tables sur roulettes. Taylor sent bien que je ne suis pas très posi­ti­ve­ment impres­sionné par ce manège. Lui-même perçoit que quelque chose ne tourne pas rond dans cette cantine.

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– Qu’en penses-tu, John ?
– Il paraît que dans certaines écoles, ce sont les élèves qui cuisinent la nour­ri­ture qu’ils ont fait pous­ser dans leur pota­ger.
– Ce serait mon rêve, à très long terme.
– Pourquoi des adultes nettoient ?
– Les élèves n’ont pas été très soigneux, en effet. Comment faire ?
– Les 3 élèves que tu as sermon­nés ont nettoyé moins de 5 secondes, et ils l’ont fait en cachette alors qu’il n’y avait plus personne.

Taylor est vif et voit très vite où je veux en venir.

- Comment ferais-tu concrè­te­ment, me demande-t-il ?
- Lorsqu’ils sont trop nombreux, ils ne peuvent pas être concer­nés. Je les respon­sa­bi­li­se­rais par table de 10.
- Et on les ferait sortir table par table après qu’un ensei­gnant ait inspecté la propreté.
- Tu veux dire, après qu’un élève d’une autre table ait inspecté la propre­té…
- Et les élèves pour­raient ranger leurs tables et servir le repas eux-mêmes.
- Oui, ils ne sont pas à l’usine. Ils doivent sentir qu’ils vivent ici. « They have been fed with know­ledge. They have been fed with food. Why should they care ? »

Cette dernière phase que j’ai du mal à traduire marquera mon hôte et guidera le reste de nos discus­sions. Ce type d’in­te­rac­tion est infi­ni­ment plus précieux pour mon appren­tis­sage que mes lectures. Cette école est remarquable. Elle a un public très diffi­cile, des résul­tats meilleurs que les écoles voisines et une équipe avide d’un réel chan­ge­ment alors qu’elle est étran­glée par une crois­sance déli­rante. Respect. Mais Taylor ne me lâche pas. Il n’a plus qu’une heure pour creu­ser avant que je ne parte.

Autre­ment

Je dessine un plan d’école avec une zone libre où les élèves d’âge mixte apprennent en prenant de manière asyn­chrone, plutôt qu’en rece­vant simul­ta­né­ment. Mais tous les élèves ne sont pas direc­te­ment prêts à gérer une telle liberté et j’ex­plique la néces­sité d’une zone de travail contraint où les adoles­cents ne colla­borent pas et l’en­sei­gnant impose les acti­vi­tés. Lorsque les élèves sont capables de gérer leur liberté, ils passent de la zone contrainte à la zone de co-appren­tis­sage. Lorsqu’ils ont besoin de cadre, de sécu­rité, de routine, ils peuvent reve­nir à la zone contrainte.

Une zone de sieste ou de médi­ta­tion doit permettre à des élèves de se calmer. Fina­le­ment une zone de défou­le­ment doit forti­fier et fati­guer le corps. Après quelques échanges, mon hôte semble très tenté par l’ex­pé­rience. Avec une telle confi­gu­ra­tion, il n’aura plus l’oc­ca­sion de passer un dessin animé dans son école même si la moitié des ensei­gnants était malade.

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- Par où commen­ce­rais-tu, John ?
- Par le café­té­ria. Tu fais une zone libre où les élèves circulent à leur guise. Tu fais une zone martiale où tu les fais taire par des profs tyrans. Dans la zone libre, ils se servent joyeu­se­ment et nettoient impec­ca­ble­ment. Dans la zone disci­pli­naire, les élèves font la file parfai­te­ment alignés pour être servis, puis se tiennent immo­biles lorsque les adultes s’af­fairent à nettoyer autour d’eux alors qu’ils sont encore assis.
- Comment déci­der des élèves qui vont en zone libre ? J’ai juste­ment quitté le système où les profs déci­de­raient d’élèves méri­tants.
- Et si c’étaient les élèves de la zone libre qui déci­daient, dis-je en pensant à Fernand Oury. Cela les obli­ge­rait à mettre en place des organes de déci­sions qui ressen­ti­raient bien mieux le besoin de graver des règles dans la pierre que s’ils l’avaient entendu dire au cours d’his­toire par Hammu­rabi.

À suivre ?