Avant d’espérer proposer l’un ou l’autre conseil utile à la principale, je demande à visiter l’école librement. Sitôt demandé, sitôt fait. Voici ce que j’y ai découvert.
Population difficile
Ce quartier de Brooklyn est à New-York ce que Molenbeek est à Bruxelles. La population est monochrome. Ici et dans les classes, elle est quasi exclusivement noire. Je ne l’ai pas vu tout de suite, mais tapis dans le fond des classes, je ressens peu à peu qu’une grande partie de ces élèves sont des bombes à retardement. Le soir dans un cadre familial très impulsif, voire violent, et la journée dans une camisole disciplinaire. Par exemple, lorsque l’enseignant demande aux élèves d’échanger 20 secondes avec leurs voisins, le silence se transforme en bruyante foire. Le ton ne monte pas progressivement comme dans la plupart des écoles. L’interrupteur est éteint ou allumé. Ils sont contraints au silence ou ils ne le sont pas.
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Après avoir passé l’imposante sergente de la sécurité et monté les quatre étages dans l’escalier-cage, me voici sur le seuil d’un couloir d’école qui me rappelle instantanément la King Solomon Academy de Londres (voir « Sauver l’école ?, chapitre 6 »): le marquage au sol et les affiches murales ne laissent aucun doute. L’école publique Excellence Girls de Brooklyn est fondée sur le contrôle et l’excellence.
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Au sol, la ligne jaune sépare les deux sens de circulation, comme sur la route. Les lignes bleues démarquent la zone où l’on circule de celle où l’on stationne, par exemple avant d’entrer en classe. Sur les murs, on peut lire Welcome to College Class of 2025, 2026 and 2027!, I love science, etc.
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Classes ouvertes
Pour nous mettre dans l’ambiance, concentrons-nous sur des détails que je n’ai pas décrits au sujet de la King Solomon Academy. Je peux entrer dans n’importe quelle classe. L’enseignant reste concentré sur ses élèves et il faut que je m’approche pour à moins d’un mètre qu’il fasse mine de lâcher le contact avec ses élèves les deux secondes nécessaires pour que je lui demande où je peux m’assoir. Il est souriant, amical, et ne dévie pas de sa tâche d’un iota. Les portes des classes sont souvent grandes ouvertes et des collègues viennent, restent, puis s’en vont. Le proviseur m’indiquera que les parents sont invités à venir à l’improviste voir comment l’école fonctionne. Je n’ai jamais vu de classes aussi exposées aux regards dans une école où l’enseignant est dans une posture traditionnelle. Hyper traditionnelle.
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Enseignants consistants
Une autre caractéristique de cette école est la consistance entre les enseignants. Ils sont le même look smart de managers inspirants. Ils partagent le même vocabulaire et le même débit de voix. On retrouve certains panneaux de classe en classe. Le même minuteur est utilisé de la même manière partout. Ce sont les cadres tayloristes de la même usine. Non pas des ouvriers sans âmes. Ils laissent plutôt l’impression d’esprits vifs triés sur le volet et qu’on apprécierait comme belle famille. Ils sont brillants et dressés. C’est une jeune enseignante qui m’a mis la puce à l’oreille lors de son cours sur les lois Babyloniennes. Elle dépose sur mon banc les exercices corrigés. En tournant les pages, voilà que je tombe sur le plan. Un plan hyperprécis. Celui de cette leçon d’histoire en est à sa version 11. Il décrit le déroulement à la minute près, d’où le besoin de minuterie. Je retrouve même les phrases que l’enseignante doit dire, la formulation des questions qu’elle pose. Comme je n’avais vu aucun enseignant regarder de telle feuille, je ne m’étais pas douté un instant de son existence. Cette consistance entre enseignants n’est donc pas seulement due à un travail de coordination d’équipe et de visites mutuelles. Elle est partiellement due à un description directive.
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Organisation orange
Les faits et gestes des élèves sont contrôlés, l’action des enseignants est formatée et le principal « tire les manettes d’une mécanique toujours plus performante ». Voici l’archétype de l’organisation orange pour reprendre la classification de « Reinventing Organizations ». La plupart des écoles traditionnelles sont plutôt ambre, qui est le niveau antérieur d’évolution, c’est-à-dire plus sécurisé, institutionnel et bureaucratique. Le stade suivant l’orange est le vert, qui correspond à des écoles alternatives plus familiales. Le niveau suivant, qui me semble être celui que nous devons viser en cette première moitié de 21e siècle, est le niveau opale, où l’école ne correspond plus à une machine ou un système, mais un organisme vivant. C’est, par exemple, la classe décrite par Céline Alvarez dans son livre.
- rouge: force tribale (écoles « jungles » violentes),
- ambre: institutionnel bureaucratique (la plupart des écoles traditionnelles),
- orange: mécanique performant (Excellence Girls Brooklyn),
- vert: familiale pluraliste (certaines écoles alternatives)
- opale: organique (classe de Céline Alvarez)
Notons que la couleur ne détermine pas la qualité de l’école. Dans chaque couleur, on retrouve écoles admirables et d’autres déficientes. La couleur est avant tout une question de style et de maturité sociétale. Ici, nous sommes au sommet de l’orange.
Leurs problèmes de base
Avant de nous forger une opinion sur le fonctionnement de cette école, tentons d’en comprendre l’origine, car il n’y a pas de bon ou de mauvais fonctionnement d’organisation, il n’y a que des fonctionnements plus ou moins adaptés à la situation. En termes d’école, nous avons cependant un objectif additionnel que celui d’être adapté à l’environnement sociétal : être adaptés au fonctionnement du cerveau humain ou « lois naturelles de l’enfant« . Mais laissons tomber ce paramètre neuropédaogique pour l’instant. Les deux ennemis jurés de cette équipe d’enseignants sont :
- l’impulsivité
- l’oisiveté
Dans leurs familles, ces enfants apprennent le modèle d’organisation rouge, c’est-à-dire le monde de l’arbitraire où le chef de tribu se doit de se montrer imprévisible, voire injuste pour inspirer la crainte. Émotionnellement, on est à l’opposé de la zenitude, on est comme une taupe dans un dangereux gang, la main toujours proche de son couteau. Sans que ce soit forcément la meilleure, une des voies possibles est d’apporter un cadre policier sécuritaire absolu dans l’école. L’enfant pourra ainsi progressivement éloigner sa main de son couteau pour la concentrer sur des apprentissages. Il apprendra à contenir son impulsivité. En terme systémique, passer d’une organisation rouge (famille) à orange (école) constitue déjà un défi extrême dont il faut d’autant plus saluer la réussite, qu’à Bruxelles nous maintenons depuis 40 ans certaines écoles gravement déficientes où aucun parent n’a demandé à inscrire son enfant en 1re secondaire l’année dernière dans un contexte de pénurie dramatique de places.
Dans son fonctionnement, le temps est la ressource la plus précieuse de cette école. Les dégâts cognitifs de départ sont tels, que faire passer ces élèves de leur famille rouge à l’université tient plus du marathon que de la promenade. Nous en venons au contrôle : dans une école qui n’a pas une minute à perdre on a commencé par contrôler chaque activité. Devant chacune des deux toilettes, les enseignants se relaient à tours de rôle pour tenir un registre des élèves qui s’y rendent, sinon elles demandent à y aller chaque heure, faisant croire à au prof en classe à cette heure-là qu’elles n’y ont pas été de la journée.
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Après avoir tenté de comprendre d’où vient et où est cette école, voyons où elle pourrait se diriger.
Changement de paradigme
Sans entrer dans les détails du secret professionnel, voici mon message à la principale d’une école exceptionnelle.
- Madame la Principale, votre école m’impressionne.
- Avez-vous pu visiter et parler avec qui vous vouliez ?
- Oui, et je ne perçois pas de possibilité significative d’amélioration dans la voie que vous avez emprumpté.
- Merci. C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
- Oui. D’un autre côté, cela signifie que vous ne vous améliorerez probablement plus sans changer de paradigme.
- (Air très étonné)
- Les murs de cette école transpirent l’excellence, c’est son âme. Vous avez mis au point une bougie incroyablement sophistiquée et efficace, du vrai travail d’orfèvre qui dépasse de loin mes compétences. Je pense que seul un changement disruptif tel que le passage à l’ampoule électrique vous redonnerait une confortable marge pour encore gagner en efficience.
Ce changement est l’organisation Opale. Parce qu’il est disruptif, il est difficile à mettre progressivement en place. Bougie à moitié électrique ? Dans une école opale, chaque élève pilote ses apprentissages et donc est à un chapitre différent (voir l’article sur l’enseignement asynchrone). Il n’y a plus de groupe de 25 élèves continuellement prêt à prendre une leçon sur un chapitre précis, prêt à recevoir une explication collective magistrale.
C’est un changement dans lequel il faut entrer par plusieurs portes. La Magnet School de Hardfort a choisi la porte de la mindfulness. Mais cela, c’est une autre histoire.
La petite graine
Expliquer, décrire l’ampoule électrique aux spécialistes de la chandelle n’est, selon mon expérience, que peu efficace. Il faut l’installer dans leur foyer et leur faire bénéficier de l’interrupteur durant plusieurs jours avant qu’ils imaginent intégrer ce changement dans leur vie. Que proposer à cette principale, alors que je ne reviens que pour une demi-journée ?
- Ne vouliez-vous pas un site web pour l’école ?
- Si, mais je n’ai pas eu le temps de préparer ce que vous m’aviez demandé.
- Votre équipe est débordée par cette rentrée scolaire.
- En effet, la vie d’une école d’un tel quartier n’est pas un long fleuve tranquille.
- Je pense pouvoir expliquer à trois élèves en une heure, comment faire votre site web.
- Vraiment ?
- Oui, et ils pourront le terminer à leur aise après mon départ.
- Bonne idée, mais quand ? Je ne peux pas les retirer de leurs cours.
- Après-demain, avant mon avion, à l’heure du déjeuner.
- 3 élèves de 8e (et dernière) année alors (14 ans) ?
- Plutôt de 7e année, comme cela, ils pourront régulièrement modifier le site selon vos désirs durant 2 ans.
Je ne lui ai pas mentionné l’espoir que cette petite graine grandisse et que ces trois élèves embrigadent d’autres enfants dans un apprentissage mutuel où les profs ne maîtrisent pas la matière. En 2 ans, mes poulains auront plus de temps pour rayonner leurs idées subversives et, peut-être, faire naître des envies d’évolution opale dans le corps professoral.
Abracadabra, puis on verra.